Les séances de lecture du temps de la récolte par  les ouvriers de l’usine Grand Anse sur les témoignages d’esclaves du procès Valentin mettent en oeuvre une étymologie vivante et vibrante du mot « nègre ».

Ateliers nègres

Les ouvriers de Grand Anse ont reçu ma proposition comme une quasi évidence. Je ne cesse d’être étonnée que ces quelques phrases hurlées à l’oreille d’un homme au travail dans le vacarme de l’usine, recueillent presque à chaque fois un assentiment aussi simple et rapide… Tout au plus ceux qui déclinent le font avec gentillesse, mettant en avant leur emploi du temps trop chargé, l’impossibilité de quitter leur poste ou leur manque d’envie pour le moment.

« Le film se déroule à l’usine, c’est un film sur l’usine, sur votre travail, sur la canne, sur Marie-Galante mais c’est aussi un film qui va parler de la mémoire, de la mémoire de l’esclavage » … Aucun sursaut à ce mot lâché, ici il n’est pas justement un « grand » mot, il ne provoque ni componction ni méfiance, il s’entend pour ce qu’il est : une réalité lointaine et si proche à laquelle on se sent logiquement reliée.

De même le titre du film « Paroles de nègres » scelle t-il quand je l’annonce un lien d’évidence entre passé et présent. Il s’entend, et s’apprécie, se comprend et se revendique au présent, embrassant ensemble les paroles d’esclaves et celles des ouvriers.

C’est la campagne, l’usine tourne en 3/8, 160 ouvriers s’y succèdent jour et nuit, la fatigue s’est accumulée : les 8 heures à l’usine ne sont qu’une des vies de travail qu’ils casent en 24 heures, ils ont ou vont aussi couper de la canne, soigner leurs animaux, terminer un chantier en retard …

Je suis là depuis quelques jours, arpentant l’usine en tout sens, échangeant des signes et croisant des regards bienveillants. J’ai dans mon sac des fiches imprimées, des compilations de dialogues courts pour 3 ou 4 lecteurs. Je les ai regroupées par thèmes : « la mort de Sébastien », « Vallentin était un bon maître » … Alors je me lance, je propose : «voilà, il s’agit du procès d’un maître qui vivait ici à Marie-Galante, il est accusé de meurtre avec préméditation pour avoir laissé mourir un de ses esclave qu’il accusait d’avoir empoisonné les bœufs dont il avait la charge, dans un cachot en forme de tombe. Son procès s’est tenu en 1842 aux Assises de Pointe-à-Pitre et ses esclaves ont été autorisés à témoigner à la barre, sous le regard du maître et dos à une foule hostile. Et je propose aux travailleurs d’ici de prêter leur voix , leurs corps à ces fantômes du passé » … Je distribue mes fiches, pour qu’ils aient le temps de les lire, le rendez-vous est pris pour le quart du lendemain.

Les ateliers de lecture se tiennent à l’entrée de la cour dans l’ancienne boutique, une bâtisse de bois vide aux lourds volets où l’on parvient à se tenir à l’écart du bruit. Le souffle de l’usine et les « bip bip » des pelleteuses n’y parviennent qu’étouffés. Les hommes arrivent à l’heure dite, et s’installent sur des bancs. Ils tiennent entre leurs mains les feuilles froissées qu’ils avaient dans leurs poches, qu’ils ont pris ou non le temps de relire. Chacun a choisit la veille son personnage, ils seront donc Remy, François, Jacob, Laurent …

Ensuite c’est le moment de la rencontre avec le texte qui est saisi, les regards baissés vers le papier, les fronts plissés par l’effort, la confrontation avec le français difficile du XIXème siècle.

Le créole, ça nous porte

Très vite la question du créole est posée. Ils en sont tous d’accord, c’est dans cette langue seulement qu’on pourra se « rapprocher », dire vraiment les paroles de nègres. Et quand le créole commence à résonner c’est comme une contagion, les visages s’animent, les voix s’affirment et se répondent, les fantômes du passé s’incarnent.

La séance dure une petite heure, on refait deux fois, trois fois l’enchaînement des répliques et on prend le temps de parler. Dans cette pause arrachée au travail, dans ce quasi silence, on peut s’entendre, s’écouter. Et, toujours, la conclusion est la même : il faudrait plus de temps pour faire ça bien, pour arriver à un résultat, pour « mettre le ton » comme il faut. « Ha, si on prenait le temps, tu verrais, ça donnerait mieux ».

Alors je suggère, que ce temps nous le prenions ensemble pendant l’inter campagne, l’hivernage, le temps où les permanents ne travaillent que le matin et où les saisonniers vont de jobs en jobs pour tenter de résister à la fatalité de l’exil sur le continent. Le temps où l’usine est démontée entièrement, où seules les matinées résonnent de l’activité ralentie des 58 permanents et où tous les après-midi l’usine déserte redevient une cathédrale de fer rouillé, emplie de vent et de silence.

Ils repartent travailler en serrant dans leur poche le papier plié et la promesse que l’on s’est faite …

La page du film

GRAND ANSE

Journal d’un film #4 Retour à Grand Anse

Je suis retournée à Grand Anse, dans le temps suspendu de l’inter campagne et la première chose qui m’a frappée c’est que son chant avait changé.

Journal d’un film #3 Le travail des hommes

Je m’attache au travail, à sa chorégraphie, à ses rites, au corps à corps des hommes avec la machine. Ils ont des voix puissantes, habitués qu’ils sont à percer le fracas de l’usine, leurs corps sont modelés par le travail. Je veux inscrire leurs gestes méconnus, leur histoire ignorée.

Journal d’un film #1 Repérages

Arrivée à Marie-Galante, 3 jours avant le tout premier tournage de Paroles de nègres. Découvrir, observer, sentir, être là, c’est être déjà dans le film.