La Guadeloupe un pays à l'envers?

Par Gilda Gonfier, bibliothécaire

Un pays ne se décrète pas, il se constate. C’est d’abord un espace cohérent au point de vue géographique, culturel, historique. C’est le cas de la Guadeloupe, un archipel de la taille d’une tête d’épingle à l’échelle du monde (1700 km2), mais forte de son identité qu’elle traduit principalement à travers sa musique, son carnaval, ses plages, son soleil, et ses paysages… C’est en tout les cas ce que l’économie touristique cherche à mettre en avant, en folklorisant tout ce qui fait le patrimoine de la Guadeloupe. Les traditions locales sont transformées en produits que l’on pourra vendreaux touristes.

Cette tendance s’est encore renforcée depuis que le groupe hôtelier international ACCOR nous a fait la réputation de ne pas avoir le sens de l’accueil. En novembre 2002 le groupe annonçait son intention de se retirer de la Guadeloupe. Se plaignant par courrier au Président de la République des grèves, du personnel mal formé, peu aimable voir même agressif envers la clientèle. A grand renfort de subvention et de publicité. la Région aidée par l’État a cherché à changer cette image. « Les îles de Guadeloupe ont du caractère » dit le slogan. Mais au-delà de la carte postale, et des vacances idylliques, le pays doit faire face comme partout ailleurs dans le monde aux réalités économiques, le chômage, les inégalités et un dialogue social difficile.

La Guadeloupe, un pays ? Son histoire pourrait laisser croire le contraire. Colonisée par la France dès 1635, elle a vu prospérer le système de la plantation et de l’esclavage jusqu’en 1848, après une parenthèse révolutionnaire qui a vu l’abolition de l’esclavage en 1794, puis son rétablissement par Napoléon en 1802. Département français depuis 1946, dans l’imaginaire collectif des Guadeloupéens et aussi de ceux qu’on appellent les métropolitains, la Guadeloupe est une île d’assistés dont la principale richesse reste le tourisme, malgré les volontés politiques appuyées sur l’Europe de maintenir à flot l’industrie de la canne et de la banane. La canne qui part ailleurs a rendu très précieuse les îles des Antilles au point que la France les échange avec l’Angleterre contre le Québec et la Louisiane, lors du Traité de Paris en 1763 qui met fin à la Guerre de 7 ans. La canne monoculture d’exportation qui a fait la richesse des colons et aussi les jours glorieux d’une île ouvrière et productive il n’y a pas si longtemps. L’histoire s’efface vite au soleil. Ce passé ouvrier est bel et bien oublié. Il est remplacé par les défilés de Rmistes, et autres bénéficiaires de la CMU. Alors oui, il en faut sans doute du caractère.

Lors des rencontres autour du film, beaucoup de spectateurs entendaient l’expression pays à l’envers, au sens littéral, un pays « pié pou tet », c’est-à-dire qui marche sur la tête. Que faut-il entendre par cette expression ? Que l’on aurait mis la charrue avant les boeufs, par exemple ? Un pays qui marche à l’envers pour moi, c’est un pays qui n’a pas les pieds sur terre, qui avant de s’être assuré d’être bien ancré dans le sol, de savoir ce qu’il est, ce qu’il veut et où il va, se construit une image de lui-même fausse, et surtout héritée de l’autre, le colonisateur, et aujourd’hui le fonctionnaire d’État, ou le touriste.

Nous ne savons pas nous voir. Intoxiqués par l’idée d’universalisme, nous cherchons à tout prix à ressembler aux autres et ce jusque dans nos velléités d’indépendance qui n’ont jamais rencontré l’adhésion populaire. Et pour cause, elles n’étaient pas ancrées. On n’est jamais aussi universel que lorsque l’on sait accepter sa singularité. La pseudo universalité que les médias nous vendent n’est en fait qu’une uniformisation de la société, qui vise plus à une déshumanisation qu’à autre chose. Je me rappelle lors d’une projection du film de Sylvaine, de cette alsacienne d’origine italienne qui disait que son pays à l’envers à elle c’était l’Italie, un pays dont son grand-père ne lui avait jamais parlé. Ou encore de cette autrichienne qui me montrait son bras pour que je vérifie à quel point ce film lui avait donné la chaire de poule, parce qu’il lui rappelait ses grands-parents.

Les Guadeloupéens qu’elles ont vu dans le film de Sylvaine « ressemblent » aux gens de leurs pays. J’avais d’ailleurs eu moi-même cette impression de « ressemblance » en visionnant le film que sylvaine a réalisé en Biélorussie « Pouvons nous vivre ici ? », lors de notre première rencontre en 2002. Sans doute un certain rappor à la terre, un ancrage, ou tout simplement une humanité qui se révèle quand on prend le temps de regarder. Nous ne savons pas nous regarder, nous voir, ni nous entendre. C’est ça aussi, être à l’envers. Le résultat c’est que le pays réel ne s’exprime que dans la mauvaise humeur, les grèves dures et violentes parfois, que les syndicalistes colorent de revendications anti-coloniales en langue créole à grand renfort de tambour, quand dans le même temps il réclament la stricte application du droit français. Et personne n’y voit le paradoxe. Les patrons ne le voient pas parce qu’il n’est pas question qu’ils avouent être hors la loi, et les syndicalistes préfèrent mettre en avant une coloration anticolonialiste qui donne plus de force à leur revendication. Nous ne savons pas nous voir, alors nous sommes enthousiastes devant le moindre spectacle, la moindre manifestation qui nous laisse à penser qu’on est quelque chose, qu’on a de la valeur, qu’on est reconnu même dans la caricature ou les stéréotypes. Et c’est le rire gras des comédies populaires, faites de caricatures, l’homme saoul, et la femme en colère les mains sur les côtés, femme matador, indomptable, potomitan. C’est aussi, le racisme envers l’immigré haïtien celui là même qui travaillent dans nos jardins, nos champs de canne et de banane. Racisme et aussi jalousie envers cette haïtien, dont on refuse qu’il réussisse à sortir de la canne, qu’il vienne sur notre sol profiter lui aussi de « la manne sociale » lui qui a eu l’audace de chasser Napoléon et son décret de rétablissement de l’esclavage et de se déclarer homme libre et indépendant en 1804.

Pourquoi la jalousie ? Parce qu’il est l’haïtien défendu par les intellectuels, les bien pensants, quand les mêmes qualifient souvent les humbles d’assistés, accusent les femmes de faire des enfants pour s’enrichir sur le dos des contribuables à coup d’allocation familiales. Alors oui, jalousie parce qu’il y a la demande d’être soi aussi reconnu dans sa misère, d’être accueilli, défendu, ne serait- ce que vu. Une anthropologue comme Dany Bébel-Gisler a qui je rends hommage, et d’autres bien sûr ont vu le pays réel, mais lui avons-nous donné
de se voir ?

Alors j’ai sans doute eu tort d’être surprise de l’accueil du film de Sylvaine par le public guadeloupéen. Je pensais que le film marcherait, mais pas à ce point là. Les gens se sont vus, et ils se sont vus regardés par un regard attentif et sans jugement ; pour tout dire – et je reprends les termes d’un spectateur de Marie-Galante – un regard amoureux enfin posé sur eux. Certains se sont étonnés de voir évoqué de façon aussi sereine une histoire violente. Il y a eu des rires, mais nous savons ce que le rire au pays peut cacher de blessures et de souffrances. Et tout un chacun a réalisé que cet itinéraire de la recherche de l’origine du nom, il pouvait aussi le faire. Et tout comme Sylvaine, se construire individuellement mais aussi collectivement un pays, fait de vieilles chansons presque oubliées, du récit des aînés, même de leur silence, parce que les corps parlent, ils savent même danser. Et les voila entendus, vus et entendus.

A moi il me semble que c’est bien la première fois. Un peuple vu et entendu, ni dans sa caricature, ni dans une espèce de victimisation ou de revendication identitaire acharnée, vu tout simplement, comme le ciel, la terre, la mer, dans des gestes simples, dans des gestes dansés, dans ce qui fait son caractère, son histoire tourmentée et violente et surtout sa force d’être toujours et plus que jamais debout sur la terre du bon dieu, comme on dit chez nous.