POUVONS-NOUS VIVRE ICI?

Documentaire / 57'/ 2002 (FILM EN ENTIER AU BAS DE CETTE PAGE)

Résumé :     

Olmany, Terebejov, Gorodnaïa : Trois villages du district de Stolyn, en Biélorussie, à 200 kilomètres de Tchernobyl. Dans cette zone, le taux de radiation a été jugé trop faible pour justifier l’évacuation systématique de la population. Seize ans après la catastrophe, la vie continue dans un paysage apparemment inchangé. Ces communautés de paysans y  sont confrontées quotidiennement à une menace invisible.

Une équipe de chercheurs français travaille dans cette région pour étudier les conséquences de la contamination nucléaire et mettre au point, avec les habitants, des méthodes concrètes pour se protéger : mesurer la radioactivité des myrtilles ou des champignons, faire la liste des produits alimentaires qu’on peut consommer, dresser la carte de la contamination des pâturages ou encore surveiller le taux de Césium dans l’organisme des enfants…

Pouvons-nous vivre ici ? À ceux qui n’ont pas eu d’autre choix, les chercheurs proposent de mieux maîtriser leur protection en adaptant leur mode de vie à ce risque permanent. Mais leur volontarisme se heurte à la lassitude des habitants, au délabrement économique et au blocage politique de ce pays. La catastrophe a infligé à cette terre une souillure ineffaçable, affectant la vie des villageois dans toutes ses dimensions. Tchernobyl leur a volé leur avenir et celui de leurs enfants. La présence des Français sur ce terrain nous rappelle que nous vivons dans un monde où ce désastre a eu lieu, où d’autres désastres sont possibles, un monde commun.

Liste technique

Image et réalisation        Sylvaine Dampierre

Montage                              Sophie Reiter

Son                                        Stephan Bauer

Mixage                                 Myriam René

Durée                                     57 ‘

Coproduction :                   QUARK Productions – Patrick Winocour & Juliette Guigon

ARTE France – Unité documentaire Thierry Garrel

Avec le soutien du Centre National de la Cinématographie et de la Procirep.

Dans ces villages perdus de la campagne biélorusse où le temps semble suspendu, la campagne offre l’image d’un paysage immuable brûlant pourtant d’un feu sous-jacent : « Si le vent avait soufflé dans l’autre sens, nous n’aurions peut-être pas été touchés » constate Julia, quinze ans. Quinze ans, c’est déjà toute une vie sous Tchernobyl.

Depuis 5 ans les huit Français du programme européen ÉTHOS reviennent tous les trois mois dans cette région pour des missions d’une dizaine de jours. Ils forment une équipe pluridisciplinaire : spécialistes de la radioprotection, de la gestion du risque technologique, agronomes … : ils cherchent à mettre au point des stratégies concrètes de protection contre la radiation. Aux avants postes d’une communauté internationale globalement indifférente, Ils viennent aussi tirer les leçons de la catastrophe la plus grave qu’ait connu à ce jour le nucléaire civil : sur le terrain ils élaborent un « outil qui permette aux Européens de l’Ouest de  comprendre concrètement ce qu’est une situation de contamination ». Ils sont animés d’une conviction : la compréhension des processus de contamination ouvre à chacun la maîtrise de sa propre protection et peut transformer les victimes en acteurs. Cette vision résolument positive n’épuise ni la gravité de la situation ni les interrogations qu’elle suscite :

Est t-il légitime d’aider les gens à vivre dans les territoires contaminés ? Est-il tolérable qu’ils n’aient pas d’autre choix ?

Pouvons-nous vivre ici ? Ils sont sept millions (plus de 2 millions pour la seule Biélorussie) à pouvoir légitimement se poser cette question, sept millions de personnes en Europe à quelques centaines de kilomètres de chez nous, à affronter depuis 16 ans cette question sans réponse. Car vivre dans ces territoires contaminés, c’est vivre sous une menace mal connue, assister impuissant à la dégradation de sa vie, faire face à l’opacité de son l’avenir.

Au contact des Français, les villageois apprennent à mieux cerner le phénomène invisible qu’est la radiation.  Quand la menace devient mesurable, on peut apprendre à composer avec elle, mais au prix d’un contrôle permanent, d’un oubli impossible. Vivre avec, c’est accepter de modifier radicalement son rapport à la nature, à l’environnement, au monde, accepter la mort comme compagne quotidienne. Les villageois accueillent avec intérêt leurs conseils, mais leur douleur reste intacte : « quelque chose s’est cassé, la joie de la vie est absente ». Dans ce pays en pleine faillite, la situation sanitaire se dégrade et les plus pauvres sont, comme partout ailleurs, les plus exposés. La protection a un prix, elle est devenue un enjeu politique et économique devant lequel les Français doivent bientôt admettre leur impuissance. Les habitants eux, disent leur amertume, leur sentiment d’injustice et leur désillusion : « la radiation est devenue notre seigneur ».

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Journal de repérages (Avril 2000)

En Biélorussie, j’ai connu un sentiment profond d’exil, j’étais au bout du monde, aussi loin que possible de mon territoire pensais-je. J’ai  pourtant découvert très vite que cette terre pouvait devenir aussi la mienne, que j’y avais ma place, ma place c’était le film.

Toute une journée de voyage. Roissy Frankfurt Minsk Stolyn. Traversée d’un pays plat et qui semble infini où l’on oscille du charme à la laideur. Des forêts, des statues des maisons des jardins des charrettes à foin des cigognes, des jeunes femmes des jeunes militaires, des flics taciturnes. Tout semble précaire, vieux, branlant, rafistolé. La nature est comme je l’imaginais. Les meules de foin des fleurs des champs des marais les canaux les tourbières, des bois de bouleaux. Une campagne de légende. Beaucoup de laideur aussi, une pauvreté de fin du monde.

Mon voyage de repérage avait duré 8 jours, 8 jours pour vérifier quelque chose d’essentiel, 8 jours au bout desquels ma vision s’était radicalement transformée :

 Nous sommes en Biélorussie, dans le district de Stolyn, à quelques kilomètres de la frontière ukrainienne, à 180 kilomètres de la centrale de Tchernobyl, quinze ans après la catastrophe. Le temps ici semble suspendu, les voitures sont rares, des carrioles à chevaux traversent la plaine sur des routes mal carrossées. C’est la saison des foins, tous les villageois sont dans les prés, des meules fraîches rassemblées autour d’une perche entourent les isbas de bois aux fenêtres sculptées et peintes. Des dizaines de cigognes survolent les troupeaux de vaches et de chevaux et nichent sur les poteaux télégraphiques et les cheminées. Elles sont revenues quelques saisons après l’accident. Le bois fraîchement coupé s’entasse dans les cours. Il vient de la forêt qui enserre le village : les jeunes fûts des arbres ont concentré la radioactivité du sol, on la retrouvera dans les cendres du foyer et du poêle. La population entière est aux champs, dans les forêts pour la récolte de myrtilles, au jardin pour la récolte des concombres et le buttage des pommes de terre. Les hommes et les femmes d’ici, plus que jamais, doivent arracher leur subsistance à la terre : les maisons sont entourées par un grand potager où pas un pouce du sol n’est laissé nu, dans un autre enclos mûrit le blé dont chacun fera son pain.

L’été est somptueux, les jeunes gens se baignent dans les marais et les lacs, ils ont le torse bronzé et les jambes blanches des travailleurs des champs. Les vieilles femmes regardent le soir tomber sur leur banc de bois devant la maison. On rentre la vache pour la nuit. Les jeunes filles vont par groupe, les garçons les regardent, et si c’est samedi ce soir, ils iront danser au  » club  » du village sur de la disco éraillée. La plaine semble infinie et pourtant aucune monotonie ne s’en dégage, l’activité humaine s’y lie partout avec la nature.

 Une étrange harmonie se dégage de ce paysage préservé : ici plus qu’ailleurs s’y lit à livre ouvert la vie des hommes, une vie dure et précaire presque autarcique en ces temps de crise économique, dans ce petit pays retranché dans un système en pleine faillite.

 Bientôt l’automne allumera des incendies de couleurs dans les forêts, les champignons envahiront les sous-bois – contaminés eux aussi, ils seront pourtant ramassés et vendus. Puis l’hiver recouvrira la plaine. Enfin le printemps arrivera, les églises de bois peintes résonneront des chants de la Pâques Russe, on ira bénir les champs en procession, et le 26 avril 2001 on célèbrera dans tous ces villages le quinzième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl.

 Pouvons-nous vivre ici ? Ils sont sept millions à pouvoir légitimement se poser cette question, sept millions de personnes en Europe à quelques centaines de kilomètres de chez nous, à affronter depuis 15 ans cette question sans réponse.

 J’ai donc entrepris de raconter cette histoire, elle est l’occasion d’approfondir radicalement un des aspects de mon travail : la relation de l’homme à la terre, explorée ici dans ses dimensions les plus quotidiennes et les plus universelles : -Peut-on réhabiliter la vie et redonner une place à l’espoir sur ce territoire, ce terroir ?

 – Quelle place reconquérir pour l’humain sur la Terre, après l’Accident ?

 J’ai été saisie à la vision de ce paysage, en rencontrant les gens de là-bas, d’une émotion radicale : étrangère à cette terre mais concernée par le malheur qui les frappe et même reliée à eux par les retombées même de cette catastrophe continentale. C’est ce sentiment prégnant d’appartenance, que je veux restituer dans ce film. Un film dans ce bout du monde rendu si proche par une apocalypse moderne qui a fait de nous tous des enfants de Tchernobyl.

Lettre à ma monteuse

« Pouvons-nous vivre ici? » fut un film difficile : la fréquentation régulière des territoires contaminés (4 séjours entre juillet 1999 et Avril 2000), l’âpreté du terrain (une dictature communiste exsangue et ubuesque), la difficulté du sujet, la complexité de la situation furent compensés par la beauté déchirante du pays et les rencontres lumineuses avec ses habitants. Mais les difficultés se corsèrent lors du montage, et les longs mois de rapports tumultueux avec la chaîne Arte et Thierry Garrel, dans un climat de défiance et de paranoïa alimentée par ce sujet hautement sensible … En fouillant dans mes archives, je retrouve ce mail drôlatique adressé à ma monteuse, Sophie Reiter, en janvier 2001. Dur métier que celui de réalisateur !  

(…) Sérieux, c’est quoi un point de vue?

Qu’est ce que je cherche avec ce putain de film, je cherche à m’y retrouver, à m’y reconnaître, à éprouver l’altérité. Je vais au plus loin pour essayer de reconnaître, de sentir ce qui m’appartient, ce qui nous appartient à tous dans cette histoire. Le plus  petit dénominateur commun : la douleur.

C’est comme pour « un enclos », je cherche un endroit possible où me tenir, même pas longtemps, le temps d’avoir accès à ce qu’on peut partager, ce qu’on peut ramener. Je ne sais pas si c’est bien clair : les films c’est pour se faire violence, pour sortir de soi, pour être dérangée, pour se perdre. On plonge en apnée avec un corde attachée dans le dos et on tâtonne jusqu’à trouver la poignée du coffre, on donne un coup de pied au fond et on remonte, on ouvre le coffre au montage, et on étale ses petits trésors devant les yeux de quelques uns… Qu’est ce qu’on va chercher là, on sait pas, on verra bien, si on le savait on ne plongerait pas… Alors le point de vue, comme ils disent, c’est peut-être la corde, celle qu’on a dans le dos…

Voilà, je plonge sans corde dans l’eau froide, je vais donc remonter à la force des talons, et je n’ai pas intérêt à lâcher la poignée en route (celle du coffre) parce que sinon j’aurai l’air con, toute mouillée sur le bord et les mains vides. heureusement je sais que je pourrai compter sur toi pour me tendre une serviette bien chaude ; mais quand même je sais que tu préférerais que la boîte soit bien pleine…

C’est con, mais de me (te) raconter ces conneries, ça va déjà un peu mieux…

Je t’embrasse

Sylvaine

Je vais au plus loin pour essayer de reconnaître, de sentir ce qui m’appartient, ce qui nous appartient à tous dans cette histoire. Le plus  petit dénominateur commun : la douleur.