JOURNAL D'UN FILM
Journal d’un film #4 Retour à Grand Anse
Je suis retournée à Grand Anse, dans le temps suspendu de l’inter campagne et la première chose qui m’a frappée c’est que son chant avait changé.
Journal d’un film #3 Le travail des hommes
Je m’attache au travail, à sa chorégraphie, à ses rites, au corps à corps des hommes avec la machine. Ils ont des voix puissantes, habitués qu’ils sont à percer le fracas de l’usine, leurs corps sont modelés par le travail. Je veux inscrire leurs gestes méconnus, leur histoire ignorée.
Journal d’un film #2 Ateliers nègres
Les séances de lecture du temps de la récolte sont une première étape du travail accompli avec les ouvriers de l’usine Grand Anse sur les témoignages d’esclaves du procès Valentin : il s’y met en oeuvre une étymologie vivante et vibrante du mot « nègre ».
Journal d’un film #1 Repérages
Arrivée à Marie-Galante, 3 jours avant le tout premier tournage de Paroles de nègres. Découvrir, observer, sentir, être là, c’est être déjà dans le film.
Nous portons depuis 10 ans, avec Gilda Gonfier, auteure et bibliothécaire un projet commun : celui de faire émerger le documentaire en Guadeloupe en y formant des cinéastes au sein de l’association Varan Caraïbe. C’est un chemin jalonné de créations, de films, de rencontres. En 2009 sort « Le pays à l’envers », long-métrage documentaire tourné en Guadeloupe par Sylvaine Dampierre qui doit beaucoup à l’engagement de Gilda Gonfier. Le film est un voyage intime en mémoire esclave et l’on y rencontre Michel Rogers, historiographe et généalogiste flamboyant. Il nous confie à l’issu du tournage une liasse de photocopies, une archive : le compte rendu détaillé du procès de Louis Joseph Vallentin en 1842, jugé pour meurtre avec préméditation sur la personne de son esclave, avec la mission d’en « faire quelque chose ».
Depuis, Gilda a continué de dépouiller des centaines de pages, des kilomètres de microfilms, trouvé d’autres procès, rencontré les esclaves Sébastien, Maximin, Adeline, Lucille … Le désir partagé de leur redonner corps et voix, d’inventer une mémoire vivante par le cinéma, de la réengager dans la réalité guadeloupéenne d’aujourd’hui a fait naître Paroles de nègres.
En 1842 se tient aux assises de Pointe-à-Pitre le procès du maître Vallentin, accusé de meurtre avec préméditation sur la personne de son esclave Sébastien, mort étouffé dans le cachot où il l’avait fait jeté, le rendant responsable de la perte de plusieurs de ses boeufs. Les faits se sont déroulés à Marie-Galante, quelques années auparavant. Les esclaves défilent à la barre et sont appelés à témoigner en présence de leur propre maître. Leurs paroles, émises devant la justice blanche, retranscrites du créole par le greffier dans un français châtié, ces paroles inédites, inouïes, nous les restituons à ceux dont elles constituent l’héritage.
À Marie-Galante, petite île presqu’inchangée posée au large de la Guadeloupe, la canne exerce toujours son pouvoir sur les hommes. L’usine sucrière de Grand Anse est une cathédrale de fer rouillé à la marche chaotique. Avec ses ouvriers qui sont aussi planteurs, nous provoquons l’irruption de cette mémoire vive dans le présent immémorial de l’île. Les paroles des esclaves, incarnées, interprétées, retraduites en créole, y retrouvent corps et voix.
Paroles de nègres trace son chemin, traverse le temps et l’espace, laissant apercevoir la mémoire enfouie de l’esclavage comme une addition de destins, passant aux vivants d’aujourd’hui le relai de l’expression de soi : les vivants d’aujourd’hui rompent le silence des nègres.
S’enracinant dans l’évocation de l’esclavage, c’est bien la question du travail, de sa disparition possible, de la sourde menace de déclin que la logique économique fait planer sur le monde, qui s’incarne ici, à travers le combat acharné d’hommes ancrés sur leur terre, reconnectés avec leur mémoire, conscients de leur héritage, faisant lien entre l’origine et la fin annoncée du travail.
Paroles de nègres est une fable, une parabole ancrée dans une terre presqu’ignorée, presque dérisoire, un emboîtement d’îles à l’écart du monde, au cœur du monde.