J’ai fait  mon premier film (l’île) à quelques kilomètres de chez moi, de l’autre côté de Paris, sur une île de la Seine au pied de l’usine Renault Billancourt. Avec mon compagnon Bernard Gomez, nous nous rendions régulièrement sur notre lieu de tournage, le petit jardin ouvrier de la pointe de l’île saint-Germain. Il suffisait que le temps s’y prête, que nous ayons quelques heures devant nous, et de quelques minutes de voiture. Pourtant à chaque fois ce trajet était une épreuve. De durée variable, selon l’heure et l’état du trafic, mais toujours trop court au regard de l’intensité des émotions que je ressentais pendant cette traversée de Paris.

Partir tourner. Ce voyage-là n’a pas d’équivalent, il relève de la transe. On est tendu dans l’attente, parfois diffuse, souvent précise. On ne se livre pas au hasard, on projette la scène attendue, on convoque les dieux du cinéma chaque tournage doit comporter son miracle. Pourvu qu’ils soient là, pourvu que la lumière soit généreuse, pourvu qu’ils aient envie, pourvu que je sois inspirée, pourvu que la magie advienne … C’est de ce tension-là, de cette projection du désir sur l’autre, de l’intensité de cette attente, de cette intention que naissent, parfois, les belles séquences … Partir tourner, c’est toujours sortir de soi, se projeter dans l’ailleurs, se livrer à l’autre, c’est toujours une violence.

Je ne suis pas une grande voyageuse. Pourtant le cercle de mes tournages, de films en films,  s’est peu à peu agrandi. Il a fallu partir, prendre l’avion quitter les miens. En Biélorussie, j’ai connu un sentiment profond d’exil, j’étais au bout du monde, aussi loin que possible de mon territoire pensais-je. J’ai  pourtant découvert très vite que cette terre pouvait devenir aussi la mienne, que j’y avais ma place, ma place c’était le film.

Ce que j’ai ressenti si fort, à l’écoute de ces gens, en m’immergeant dans ce paysage à la beauté si bouleversante, c’était l’expérience de la fraternité. J’ai projeté ce film en Guadeloupe, pendant le mois du Doc 2002, à la médiathèque du Gosier. Souvent, en Métropole, l’empathie des spectateurs à l‘égard des personnages du film se teintait d’une identification plus directe. Le fameux nuage de Tchernobyl ne s’étant  pas arrêté à nos frontières, nous étions « nous aussi » des probables victimes …

Ce « nous aussi », je l’ai entendu en Guadeloupe, mais affranchi de ces préoccupations un peu autocentrées du public continental. Ce soir-là à Gosier les gens étaient touchés, frappés je crois du même sentiment que j’avais ressenti sur le terrain et dont le film était né. Les insulaires épargnés par le nuage de Tchernobyl, étaient reliés aux villageois des plaines biélorusses par ce même sentiment que la terre était notre bien commun, que nous avions l’humanité en partage.

 Si loin, si proche

Une question d’un spectateur de ce soir-là résonne encore : «qu’alliez-vous faire, vous guadeloupéenne, aussi loin de chez vous ? »

Chez moi, c’est comme on dit à 2000 kilomètre à vol d’oiseau de ces terres-là. J’aurais pu rentrer à pied, en y mettant le temps et en passant les frontières de l’Ukraine de la Pologne, de l’Allemagne…

Mais c’est de toute façon la vraie question : qu’allons nous faire si loin de chez nous, chez notre voisin d’en face, à l’autre bout de la vile ou aux confins du monde ?

Nous allons faire des films, nous partons tourner, et ce faisant nous vivons toujours l’expérience radicale de l’altérité. Quand on filme, on est toujours l’autre, en interposant la caméra entre nous et le monde, on se sépare, on met la distance qu’il faut pour exercer un regard, le film naît de cet écart, de ce recul. C’est en tout cas ma conviction : sans altérité, pas de cinéma possible, la caméra n’est pas un miroir, mais un instrument de découverte, c’est en étranger qu’on aborde le monde, quand on le filme.

Le dernier voyage de Jean Rouch

J’aurais pourtant aimé en discuter avec Jean Rouch, le grand voyageur, le fils du vent, le « nègre blanc». C’est Jocelyne Rouch qui me livre cette image, elle a vécu avec son mari les derniers voyages en Afrique, les dernières escales de Jean.

Après la Guadeloupe, en novembre, il y a eu le Mali, pour le tournage du dernier film de Philippe Constantini sur Jean : deux semaines de retour en pays Dogon, en hommage à sa grande amie, l’ethnologue Germaine Dieterlen.

Rouch a vécu avec courage et enthousiasme ce voyage éprouvant, retrouvant des forces pour honorer ses amis de toujours. Il était connu et reconnu là-bas, où même les enfants l’interpellaient dans la rue. Pour tous, dans son grand âge, il était « Papa ». Jocelyne Rouch sait dire le bonheur tranquille de Jean à retrouver les vibrations de l’Afrique, la lenteur des palabres, la valeur de l’hospitalité, la tranquille profondeur de l’hommage et du respect. Il aimait tout de l’Afrique, il n’a jamais fait la moindre critique, n’a jamais marqué la moindre impatience, pour tous jeunes ou vieux, mais ce que Jean aimait par-dessus tout, c’est le rire africain me dit-elle.

Une scène :  Jean est à Bamako cet hiver 2004, la maison est modeste, le confort spartiate. L’arrière-cour donne sur une rue de terre battue, que les enfants empruntent pour aller à l’école. C’est le matin, jean est à sa toilette. Jocelyne entend les rires fuser, il y a ceux des enfants assis en cercle, hilares, et celui de Jean qui leur répond, de dessous le savon à barbe. Il y a de longues minutes de rires, réciproques, échangés, offerts, libérateurs : un pur moment de bonheur. Pour Jocelyne, il ne fait aucun doute que Jean était africain, reconnu comme tel par tous les gens du peuple même si une  partie de l’intelligentsia lui contestait ce droit.

Début février 2004, Jean fit escale à Manosque, dans le sud de la France, pour les XVIe rencontres du cinéma dont il n’avait jamais raté une édition. Il devait y présenter une partie de son oeuvre, mais surtout, il y regarda sans relâche, les films des autres. Il assistait à toutes les séances, du matin jusqu’au soir. Il faut ici rappeler que Jean était un insatiable spectateur de cinéma ; quand il n’était pas en voyage, il allait tous les soirs à la cinémathèque de Chaillot, à la séance de 19 h. Tous les soirs, il allait voir ou revoir un film  parce qu’il y a toujours quelque chose à apprendre d’un film, et qu’on  y trouve toujours quelque chose de positif disait-il. Ce passage journalier par la salle obscure (on connaît l’intransigeance de Jean qui ne s’abaissa jamais à regarder les films sur un petit écran) tenait du rituel , de la célébration, tissait un lien vital entre l’homme et son art.

Et puis, en février, il y eût la dernière escale. Pour les rencontres du cinéma Nigérien. Le Niger, terre des amis et des génies, qui le vit naître au cinéma. Une terre qu’il ensemença de films qui firent naître à leur tour des cinéastes. Rouch était sans conteste le père du cinéma Nigérien, et il fut honoré comme tel. Il retrouvait ses amis ses étudiants, ses camarades, et il était entendu que ce voyage pouvait bien être un voyage d’Adieu, une dernière escale africaine… Mais personne n’avait imaginé que c’était , si tôt , la fin du voyage.Tout le monde souligna l’incroyable coup du sort qui fit mourir le « sorcier blanc » sur sa terre d’élection. Mais pour l’avoir vu si peu de temps avant  rayonnant, inspiré, malicieux, généreux, amoureux, nous savions tous que Jean Rouch ne pensait encore qu’à vivre. En livrant le corps de son mari à la terre du Niger, Jocelyne Rouch savait qu’elle accomplissait ce qu’il aurait trouvé juste. Mais ce que j’ignorais me dit elle, c’est qu’en cela je faisais au Niger un inestimable cadeau.

Jean Rouch repose là où il doit, dans sa terre de cinéma.