Arrivée à Marie-Galante, 3 jours avant le tout premier tournage de Paroles de nègres. Découvrir, observer, sentir, être là, c’est être déjà dans le film.
JEUDI / GRAND ANSE
Traversée sans problème, ciel couvert et mer d’huile. L’Express des îles fait une très brève escale à St Louis, et longe la côte jusqu’à Grand Bourg, le soleil fait miroiter les façades de tôles de l’usine avec son panache de fumées noires et blanches.
Une heure après j’arrive à l’usine, accueillie par un étrange silence … La machine vient de s’arrêter. Il a beaucoup plu ces derniers jours, la canne est sale, des débris divers et de la terre bloquent les énormes mâchoires de la broyeuse et la chaîne du train de canne. Je retrouve Stéphane, le directeur, penché sur le problème. Toujours très accueillant il me présente Lucien, le chef de quart que j’avais déjà rencontré; et je passe une heure et demie moi aussi penchée sur la fosse, avec toute l’équipe. La magie opère tout de suite : la lumière dorée, le ciel sombre, les bleus de travail, les peaux noires foncées sous les casques, les silhouettes, les gestes, les regards, la proximité immédiate, la concentration et la douceur, la chaleur et la simplicité de l’accueil. Juchée sur la passerelle de 50 cm de large, à essayer de m’effacer pour les laisser passer, je fais très vite partie du paysage, on m’interpelle d’un « passe-moi le marteau derrière toi » ou d’un « t’as pas un briquet sur toi pour le chalumeau? ». Les hommes sont concentrés, plongés dans leur travail et aiment l’idée qu’on s’y intéresse… qu’on y passe du temps.
À proximité de la fosse barrant toute la largeur de la cour, une énorme montagne de canne que d’énormes pelles mécaniques déplacent, entassent, déversent. Quand je suis repartie, la machine avait redémarré et s’était arrêtée 5 fois.
Pour le son ça donne : un bruit de basse de fond quand la broyeuse est en marche, c’est ce qui fait le plus de bruit ; ça et les allées et venues des pelleteuses, avec leur bip bip de marche arrière, obsédant.
Sur ce vacarme puissant, les hommes s’interpellent, par phrases brèves est sonores. Il y a beaucoup de tension, et puis de temps en temps de brefs moments de relâchement, des plaisanteries qui fusent, des rires tonitruants …
Je ne suis pas entrée dans l’usine, je ne me serais pas risquée derrière cette montagne de canne sans le chef de quart pour me guider et il était bien trop occupé.
VENDREDI / DANS L’USINE !
Comme prévu l’intérieur de l’usine est un enfer sonore. En plus du grondement continu, il y a les sifflements suraigus de la vapeur qui s‘échappe d’à peu près partout. Quand tout va bien, les postes de travail sont assez éloignés les uns des autres, à peu près 25 personnes sont présentes dans l’usine et le chef de quart est responsable de toute la production, il se déplace donc au gré de sa surveillance et des besoins. Ce matin c’était Jaquin.
Les gars arrivent à se parler par dessus le vacarme, énorme, dantesque, mais moi j’ai quasiment perdu ma voix au bout de deux conversations, et de toutes les explications que Jaquin m’a données au cours de la visite complète, j’ai dû comprendre à peu près 20% … Au milieu de cet énorme bruit – je n’ai jamais rien entendu de tel – les hommes paraissent calmes et plutôt détendus. En fait, c’est quand le son change, quand le niveau baisse, que tout le monde converge vers la source du problème : ce matin là, c’est le turbo qui a brièvement disjoncté.
Par endroit, la température monte vraiment très haut, la poussière est omniprésente, les cendres volent, la vapeur est gluante, les escaliers collent ou glissent selon les endroits. C’est presque vide, c’est incroyablement beau.
Au bout de deux heures de ce régime, je suis épuisée et hagarde. Mais le lolo de Jeannette, au centre de la cour, est presque un hâvre de paix, et le café y est plutôt bon.
J’apprends que l’usine s’éteint dimanche vers 4 heures du matin … et se rallume lundi à 6 heures. Dans l’intervalle revient le silence.
/ QUART DE NUIT
« 19 h – 22 h, j’ai fait la fin du quart de Jocelyn. De toutes façons il n’était arrivé qu’un quart d’heure avant moi, avec 5 heures de retard, mais il avait de très bonnes raisons et personne ne lui a fait de remarque. Jocelyn est délégué UGTG, un contremaître incontesté et respecté, un type pour qui les mots « nègre », « justice » « exploitation » et « esclavage », ont un sens puissant.
Je l’ai donc retrouvé au-dessus des moulins, un des enfers sonores les plus chauds de la chaîne, entassé avec 4 autres gars dans une cage vitrée suspendue. Je me suis glissée à l’intérieur pour découvrir – ô délice – que la cabine était climatisée et qu’une fois la porte refermée, le son extérieur y devenait presque acceptable.
Autant dire qu’on y a passé le plus clair de notre temps, c’est grand comme une cabine de camion et on domine les mâchoires des moulins. On a pu se parler, j’ai pu écouter Jocelyn ; on a parlé du film, de lui, de l’usine, de politique, en échangeant des signes avec les gars dehors qui se débattaient avec un bourrage de bagasse.
Puis soudain la bagasse est remontée en masse, une grande giclée a jailli, inondant le pantalon d’un des ouvriers, ça s’est gravement énervé et on a même commencé à percevoir des éclats de voix à travers les vitres, on a vu passer un gars pas content sur la passerelle brandissant une fourche … Jocelyn s’est absenté un moment.
J’avoue je suis restée au frais encore un peu, et je les ai rejoints plus tard. J’ai fini par apprendre qu’un des jeunes de l’équipe du bas, attardé à une conversation avec sa copine au téléphone, avait laissé la bagasse remonter dans la chaîne. La tension est vite retombée, mais ils ont mis une heure à dégager, au bâton et à la fourche : corps à corps avec la mécanique, dans la lumière irréelle des néons.
C’est Jocelyn et son équipe qui rallument l’usine lundi matin à 6 heures, on s’est donné rendez-vous. Et il coupe sa canne mercredi prochain avec d’autres ouvriers de l’usine …